Lettre ouverte à M.Bruno Retailleau, président du groupe Les Républicains au Sénat.
Monsieur Retailleau,
Mercredi soir, vous avez voté, au beau milieu de la nuit, le report de l’âge de départ à la retraite, de 62 à 64 ans. Mercredi soir, quand vous avez voté, après avoir expliqué combien ce que vous faisiez vous apparaissait d’évidence, je vous regardais. Derrière mon poste de télé allumé exceptionnellement tard, c’est à mes
parents que je pensais.
Mon père et ma mère ont décidé de s’établir en Vendée dans les années 1980. J’étais enfant en bas âge. J’ai grandi dans ce département que vous avez présidé, où vous vivez encore. Vous êtes aujourd’hui au Sénat, grâce aux femmes et aux hommes élus de ce territoire.
Je suis aujourd’hui élue à la santé de la Ville de Nantes. Au quotidien, je suis attentive à la santé globale d’une population dont on sait, chiffres à l’appui, qu’elle n’est pas égale en fonction de ses réalités sociales, économiques, environnementales.
En regardant ce vote mercredi soir, c’est vous seulement que je voyais. Vous me fasciniez, vous et vos certitudes. Vous m’effrayiez, vous et vos grimaces. Ces caricatures assénées, ces vérités égrainées, je ne sais d’où vous les tirez.
Votre réalité est si loin des réalités que j’ai vécues, en Vendée
Dans ce département où les travailleuses et travailleurs sont nombreux à la chaîne, ces femmes et ces hommes vieillissants, aux corps rongés à la tâche, aux esprits désaxés par les rythmes imposés.
La fierté à soi de travailler et la reconnaissance par les autres induite par l’accès à un emploi ne retirent rien à la dureté et à la férocité de certains métiers. Le recul de la possibilité de partir en retraite fatiguera encore davantage ceux-là.
Votre réalité est si loin des réalités que j’ai vécues, en Vendée. Dans ce département où les liens familiaux demeurent épais, chacune et chacun ayant un grand-parent dans la commune, une tante. Un coin de France où la solidarité entre les générations est un fonctionnement social ancré, où les jeunes retraités gardent les petits-enfants. Le recul de la possibilité de partir en retraite abîmera les relations sincères et durables de ceux-là.
Mercredi soir, je pensais à mon père, mort à 53 ans
Licencié à 52. La crise de 2008. Il écumait les boulots : ouvrier cariste, boucher, transporteur, de Saint-Hilaire-de-Riez aux Sables-d’Olonne, en passant par Belleville-sur-Vie. Il était de ceux dont on pourrait dire qu’il se tuait à la tâche. Littéralement. Subissant des arrêts maladie comme la fois où il blessa son épaule en glissant sur de sang de canette, dans un abattoir.
Il aimait bosser, avoir des collègues, bourriner au travail, être apprécié à sa valeur. Sachez qu’il rêvait tout autant d’être en retraite. Qu’on peut aimer travailler et désirer ardemment que ça puisse s’arrêter. Il imaginait le temps à profiter d’un repos mérité, qu’il n’aura jamais connu.
Mercredi soir, je pensais à ma mère, morte à 61 ans. Dans une chambre d’hôpital où des femmes et des hommes dévoués ont tout tenté pour la guérir d’une maladie qui n’offrit malheureusement pas cette fin. Elle a été commerçante, on dirait femme-entrepreneuse aujourd’hui. Et puis, elle a fait une fin de carrière dans une conserverie bien connue chez nous, en Vendée. Sachez qu’elle espérait chaque jour, dix ans durant, en embauchant à l’usine, que la retraite approche. Elle disait la journée finie : « une de faite ». Elle a regretté, amèrement regretté, vraie souffrance, de n’avoir pas eu la chance de pouvoir prononcer ces mots : « je suis retraitée. »
La retraite de mes parents n’a jamais commencé
Autour de moi, nombreux sont les copains et copines qui vivent cette même réalité, que vous n’évoquez jamais. Ces parents morts autour de 60 ans. Ces parents qui quittent des enfants à peine adultes, qui trimballons nos craintes, nos angoisses, qui finissons de grandir seuls.
Sachez, M. Retailleau, qu’à chaque fois que je foule la grande plage à Saint-Gilles- Croix-de-Vie, je pense à eux. Des grains de sable dans mes pompes, j’imagine combien ils auraient aimé flâner, respirer ici, en Vendée.
Combien ils auraient aimé l’absence d’un réveil-matin qui hurlait en fonction de l’équipe à laquelle on est assigné quand on bosse aux 3 x 8. Combien ils auraient aimé animer la bibliothèque de leur commune ou s’engager au club de belote. Une retraite modeste et chaleureuse, loin de votre réalité inique et de vos façons théâtrales.
Pour celle et celui qui ont construit la femme que je suis,
Marlène Collineau
Adjointe à la maire de Nantes
Déléguée à la santé