Langues et Lueurs : les mots dits des maudits poètes par la voix de Jean-Paul Delore que sublime la musique de Louis Sclavis et de Sébastien Boisseau, réunis dans un disque que l’on attendait depuis plus de dix ans.
“Restituer les voix de quelques poètes voyageurs telles qu’elles me sont parvenues, aléatoires dans le rythme de mes voyages répétés sur le continent africain ; illogique dérive où l’on observe les alentours autant que soi-même, où l’on est plaisir et déplaisir d’être espionné et ignoré, où l’on est partie du paysage et le paysage lui-même, où l’on attend beaucoup et où il faut soudain se lever, partir…
Nous avons attendu dix ans avant d’arriver ici, à ce disque. Dix ans de concerts, chacun ciselant encore plus le mot, les sons, l’énergie, l’atmosphère, le trio…
Couto, Labou Tansi, Marechera, Michaux, Niangouna… Être l’écho de ces poètes, ces mauvais garçons, dont les œuvres illustrent sans cesse les deux temps de la vie nomade, à moins que ce ne soit finalement les deux pôles de la vie tout court : “s’attacher et s’arracher” à son pays, à sa culture, à sa condition, à l’autre, à soi-même enfin. Ainsi s’entend la pulsation profonde et délicate née du souffle puissant et sensuel de Louis Sclavis, du toucher organique et élégant de Sébastien Boisseau, et des textes de Langues et Lueurs propageant indignation et incitation à l’évasion.” Jean-Paul Delore
Jean-Paul Delore, du théâtre mental au trio Langues et Lueurs…
Jean Paul Delore commence le théâtre au début des années 80. Il rencontre le collectif lyonnais LZD Lézard Dramatique dont il devient le directeur artistique en1999 (www.lzd.fr). A la frontière des genres, il écrit d’abord des spectacles, sous influences post-punk, avec des groupes inhabituels (sportifs, jeunes en difficultés, collectifs de performeurs et de plasticiens, groupes rock, big band ). Metteur en scène, auteur et comédien autodidacte, sa démarche l’amène progressivement à l’écriture d’un théâtre musical original dans la proximité d’auteurs, de musiciens et de compositeurs contemporains (collectif Arfi, X. Garcia, Y. Higashi, D.Lentin, A. Meyer, Y. Oshima). Il dirige les Carnets Sud/Nord, laboratoire itinérant de créations théâtrales et musicales, de concerts, d’installations et workshops donnant lieu, depuis 2002, à plus de 800 événements dans les grandes métropoles d’Afrique Subsaharienne, Australe au Brésil et en France.
Revendiquant un théâtre mental, savant et bricolé, peuplé de héros et d’héroïnes de la civilisation du désastre, d’enfants cruels et compliqués, il affiche son intérêt pour les écritures contemporaines d’auteurs francophones, lusophones et anglophones propices aux expérimentations sonores (S. L. Tansi, M. Couto, D. Marechera, D. Niangouna, E. Durif, P. Minyana, H. Hilst, E. Joannes, P. Laupin…).
De 2018 à 2022, avec la plasticienne Catherine Laval et le vidéaste Sean Hart, il créé en France et en Afrique centrale 2 FOIS TOI, une collection de duos de théâtre musical .
Ses créations en cours : Mahungu de Laetitia Ajanohun à Kinshasa, Rentre dans ta tête et fais du bruit (opéra parlé-chanté écrit et interprété par des adolescent.e.s d’Alfortville), «L» duo entre l’auteure Babouillec et l’acteur Pierre Meunier.
Il est à l’initiative et membre du trio Langues et Lueurs avec Louis Sclavis et Sébastien Boisseau depuis sa création en 2011.
Louis Sclavis, de Rameau à Duke Ellington
Louis Sclavis s’est imposé comme un des musiciens les plus créatifs de la scène jazz européenne. Meneur audacieux, il n’a jamais cessé de défendre l’improvisation et de donner les moyens du jeu à qui est prêt à s’y consacrer.
Imprévisible Louis Sclavis qui, de Rameau à Duke Ellington, en passant par les murs de Naples, promène sa clarinette, vagabonde sur des territoires musicaux multiples et sans cesse renouvelés, croisant la route de nombreux musiciens car pour lui, la rencontre est une dimension essentielle à l’épanouissement organique de sa musique. Amoureux d’une liberté qui lui permet de s’abreuver à toutes les sources sans oublier les trouvailles inédites et les explorations audacieuses.
Musicien sans limite, Louis Sclavis ne perd pourtant jamais l’intégrité de sa vision musicale, au gré de compositions qui refondent ses influences hypothétiques en une belle et hardie compo- sition d’ensemble. Louis Sclavis est sans le moindre doute l’un des musiciens européens les plus originaux et talentueux du jazz contemporain. Boulimique insatiable d’aventures musicales sans frontière, incapable de résister à ses désirs d’escapade stylistique, il s’impose aujourd’hui sur tous les fronts de la modernité.
Compositeur prolixe et raffiné, leader charismatique, instrumentiste d’exception passé maître dans l’art subtil de la clarinette, à l’aise dans tous les contextes, de l’improvisation libre et totale aux partitions savantes les plus délicates, Louis Sclavis passe avec maestria d’un genre à l’autre. Délaissant ses orchestres de prestige pour le solo, il se met une nouvelle fois en jeu. Un jazz libertaire et raffiné, ironique et grinçant, à la fois lyrique et distancié, où toutes les facettes de ce grand musicien trouvent à s’exprimer simultanément.
Sébastien Boisseau, sans œillères ni passeport
En France ou à l’étranger, Sébastien Boisseau construit son parcours de contrebassiste sans œillères ni passeport. A la manière d’un acteur il met sa personnalité au service de créateurs aussi singuliers que Louis Sclavis, Stephan Oliva, Gábor Gadó, Sarah Murcia, Sylvaine Hélary ou le chanteur Dominique A.
Impliqué depuis ses débuts dans de nombreux projets internationaux à l’avant-garde du jazz, il a partagé la scène avec une liste impressionnante d’artistes parmi lesquels Michel Portal, Martial Solal, Uri Caine, Joachim Kühn, Charlie Mariano, Daniel Humair, Pat Metheny, Misha Mengelberg… Jean-Paul Delore le met en scène dans 2 FOIS TOI, Rudy. Avec les saxophonistes Sylvain Rifflet, Jon Irabagon et le batteur Jim Black c’est un quartet franco-américain nommé Rebellions qui met en musique des discours historiques contre l’oppression. Il embarque les danseuses et danseurs du CCN de Thomas Lebrun au cœur de l’improvisation dans son projet “1 salon 2 gestes”. Avec la coréenne E’ Joung-Ju ils explorent l’inédit entre la contrebasse et le geomungo cet instrument asiatique ancestrale cousin de la contrebasse.
En outre, il co-dirige avec Jean-Louis Pommier et Alban Darche ses compagnons de la première heure, le label Yolk Records (fondé en 1999), une édition phonographique dédiée aux musiques créatives ancrées dans le jazz avec un catalogue qui compte une centaine de références.
Langues et Lueurs botte le cul à l’exotisme
Rien de connu des terres d’Afrique déversées gorges déployées par les trois bretteurs de ce récital où textes et musiques sautent par-dessus chaque ornière de la piste. Les deux registres s’épaulent et dansent des danses de rage, d’amour et d’urgence. Pas de coupé-décalé, ici l’entrechat laisse la place à l’uppercut. Louis Sclavis (clarinette, harmonica) et Sébastien Boisseau (contrebasse) tiennent merveilleusement la baraque à musique du projet. Jean-Paul Delore en placarde les murs de grands jets de chaux textuelles, de « mazout crus » et de formules incandescentes. Parmi les braises choppées dans l’œil : la mort sûre « à moins d’un écoulement d’artère », « la petite insolence » de la baise impérieuse pour « monter au-dessus des cathédrales » et cette défaite imparable et lapidaire : « ce monde est mort, y compris la France. » On éteint l’Esprit des Lumières, merci messieurs-dames les pétroliers et gazificateurs.
Mais ça rue toujours et c’est une jolie chose d’avoir appelé ce projet hautement incendiaire : récital. Ici, pas de pose de lecture-spectacle ou de cérébrations de concert littéraire. Tout est organique, tiré à quatre épingles de dissection. L’Afrique dont il est question, sub-équatoriale, violente et sensuelle jusqu’au dérangement, est livrée à cœur ouvert à double battants.
Jean-Paul Delore est un goûteur de texte, humble et sauvage. Boss du Lézard Dramatique, il a pourtant le sang chaud, le sang réchauffé au soleil africain, territoire qu’il connait et aime par le cœur. Ses collaborations avec Dieudonné Niangouna, exilé politique congolais, suffi- raient à le dire. Avec le maniérisme fauve d’un Brel adieusant l’Olympia en 1966, il livre une fervente Lettre à Arthur expectorée par Sony Labou Tansi. Ses mots castagnent et se fondent à merveille dans la bataille amicale qu’ils livrent à la musique. Celle-ci veille d’un œil aiguisé et amoureux, laisse l’Afrique où chacun voudra la mettre. On entend même une saltarelle un peu lasse puisée sans doute dans les souvenirs de Napoli’s Walls du-dit Sclavis. Parfaits détours.”
Guillaume Malvoisin (chronique du concert au festival de jazz de Nevers)
Langues et Lueurs
production : LZD Lézard Dramatique.
production executive : Yolk Records.
en co-production avec : Centre Culturel Communal Charlie Chaplin de Vaulx-en-Velin, le TNP de Villeurbanne et le Théâtre de Sartrouville et des Yvelines.
Visuel de Une : ©Philippe Annessault