Tout à l’heure, la nuit s’est allumée d’étoiles et, là-bas, après le petit bois, le château brille aussi. Les fenêtres scintillent comme des yeux de joie. Amédée marche lentement sur le sol durci et craquelé par le gel. Il va au château. Toute la journée, il y a eu beaucoup d’animation dans la cour d’honneur, Monsieur le comte accueillait ses invités pour le grand dîner de Noël. Ils sont descendus fourbus de leurs carrosses. Amédée qui devait un jour de travail aux écuries les a entendus se plaindre du voyage. Certains avaient fait plus de dix lieues et juraient qu’ils n’entreprendraient plus de pareille folie. Amédée a l’impression lui aussi de faire une folie ce soir. Il ne faut jamais déranger ces messieurs lorsqu’ils s’amusent. Pourtant, Amédée va le faire. Il a mûrement réfléchi son projet. Petit Jean, son second fils, est malade. Depuis deux jours, il a la fièvre, et des taches roses, larges comme une petite pièce sont apparues sur tout son corps. L’an dernier, c’était sa sœur Lise, à peu près à la même époque. Elle est partie en une semaine. Il ne faut pas qu’il meure, sa mère ne le supportera pas. C’est elle qui a poussé Amédée à partir vers le château. Petit Jean était pris de tremblements et ses yeux suppliaient. « Va, a dit la femme d’Amédée. Tu sais qu’un médecin de la cour est là-bas ce soir. Il faut que tu le voies et que tu lui demandes comment on soigne chez le roi cette fièvre qui a emporté Lise ».
Sous la lune pâle, Amédée marche plus vite. Il fait froid et sa gorge se noue. Le château approche et il entend les rires qui couvrent la musique. L’odeur des cuisines parvient jusqu’à lui. L’an dernier, il était venu jusque là avec Petit Jean écouter la fête. Petit Jean aime beaucoup la musique. Il s’est taillé une flûte de roseau, et, près du feu, à la veillée, tout le monde s’occupe en silence pour l’écouter. Il dit des choses qui n’ont pas de mots. C’est parfois plus que la douleur ou plus que la joie. Ce soir-là, ils étaient restés longtemps. Petit Jean pleurait en entendant les violons. En rentrant, Lise allait mal pour la dernière fois.
« Bon Dieu ! il ne faut pas… » Amédée serre les dents. Peut-être que Dieu préfère les belles fêtes dorées des châteaux aux pauvres maisons où bêtes et gens se réchauffent. Peut-être qu’il aime quand même un peu ceux qui n’ont que leurs mains à offrir. Tout cela tourne dans la tête d’Amédée. Il faudrait un peu de Dieu et un peu des hommes pour que Petit Jean guérisse. Ce médecin qui soigne le roi au pouvoir de droit divin. Le voir, lui parler. Un mot seulement, un mot que ce médecin dirait et qu’Amédée répéterait sans cesse pour l’amener intact jusqu’à son fils. Cela suffirait sans doute. Il paraît qu’on soigne maintenant avec des mots, un peu comme avec des prières.
La grande porte d’entrée est là. Amédée se sent lourd et engourdi dans ses vêtements épais. La porte s’ouvre, une femme sort dans une cascade de rires. Amédée ferme les yeux. C’est tellement rare d’entendre autant de rires en même temps. Ils s’harmonisent si bien avec la musique. Qu’ont-ils fait de plus, tous ceux-là qui ont droit à la joie, l’estomac bien rempli. Un jour peut-être, cela changera, et chacun aura son pain quotidien.
La femme s’est arrêtée en voyant Amédée, elle semble avoir peur face à ce manant qui serre son chapeau sale entre ses doigts.
« Que voulez-vous ? » Amédée ne répond pas, parce qu’il ne peut pas, les mots restent dans sa gorge. Cette femme l’éblouit, elle est plus belle que les madones. Dieu est donc bien là ce soir.
« Mais parlez, dites… »
« Madame, mon fils est malade et je… ce grand médecin qui est là… il faudrait que je le voie ».
La porte s’est ouverte.
« Allez, Madame, on vous attend, le jeu est prêt ».
« Je viens »
Elle est rentrée en laissant Amédée planté là dans sa nuit et ses larmes qui commencent à couler. Il ne peut aller plus loin et la femme n’a rien dit. Il va attendre, attendre, il trouvera bien quelqu’un. Petit Jean ne mourra pas. Ils reviendront tous les deux écouter les violons et les rires et regarder le château en fête.
Soudain, le porte s’est rouverte.
« Venez… »
Amédée s’approche. À la lumière, il aperçoit dans la main de la femme-madone une petite sphère d’une belle couleur chaude.
« Prenez, cela vaut un médecin de la cour…, embrassez votre fils… »
Amédée a saisi le fruit-soleil. En lui, quelque chose éclate et se répand. C’est plus fou que l’espoir. La femme est déjà rentrée. Il saisit le fruit dans ses deux mains. C’est comme une pomme mais c’est plus rond, la peau est pleine de petits trous, comme pour capter les rayons du soleil. Cela sent bon. Un pouvoir étrange s’en dégage. Amédée le ressent jusque dans sa moelle. Il a franchi le portail du château et retrouve lentement son monde. À droite, les pommiers nus qui grelottent dans un champ qui voudrait du blé, l’été prochain. Petit Jean sera là, l’été prochain. Là, dans le champ de blé gorgé de soleil, il sourira de l’hiver. Amédée, posant la main sur la tête de son fils, dira « Tu m’as fait peur, bonhomme, à Noël ! » Et ils courront avant qu’Amédée reprenne sa faux, et son fils ses chants.
Amédée court sur le sol gelé, la lune clignote entre les branches. Les rires et la musique s’éloignent déjà. Là-bas se détache la maison où Petit Jean attend. Amédée s’arrête et ferme les yeux. Il prépare ce qu’il va dire en offrant à son fils le fruit miracle. Dans le ciel de Noël, les étoiles scintillent. Amédée est reparti vers la maison, le cœur battant.
Jean-Joseph Julaud
Jean-Joseph Julaud, est né le 18 juin 1950 à Guéméné-Penfao (Loire-Atlantique). Il est un écrivain français. Il est l’auteur de romans, nouvelles, livres pratiques et essais, dont plusieurs à succès, notamment L’Histoire de France pour les Nuls et La Littérature française pour les Nuls2.
Professeur de français (certifié de lettres modernes) et d’histoire-géographie pendant de nombreuses années, il se consacre aujourd’hui entièrement à l’écriture.
En 2022, Jean-Joseph Julaud publie chez First éditions où il dirige une collection, Petit manuel à l’usage de ceux qui doutent, littérature, grammaire, orthographe, conjugaison. Un manuel pratique pour tout savoir sur l’orthographe ou simplement pour réviser nos lointains cours.
Le cadeau idéal à mettre sous le sapin de Noël.