Gigi Bourdin : l’ours enchanteur a rejoint sa tanière.
Joséphine, sa maman, disait : « Dame, c’est comme ça depuis tout petit : des bonnes histoires, des belles chansons, mais le Gilbert, surtout, il a besoin de dormir. » Gilbert Bourdin est né juste après guerre, en 1947. Dans le berceau de l’ourson, on a placé un ventre de cornemuse en guise de doudou, pour lui mettre tout de suite en bouche le goût de la musique. Même quand il dort. Parce qu’il dort beaucoup. Et aussi on lui susurre des berceuses qui l’accompagnent jusqu’au mitan des rêves. A Pluherlin, en ce temps-là, c’est comme ça qu’on fait.
Quand un oiseau pousse sa trille par la fenêtre entrouverte, l’ourson ouvre un œil. Il est bientôt midi. Il est toute ouïe. La chanson que fredonne sa maman lui parvient de la cuisine : elle sent la soupe. Dans le lointain, il devine un commis qui sifflote une ridée en revenant des champs. Avant de naître, l’ourson se doutait bien que la vie était une chanson. Maintenant, il sait d’évidence que la vie danse.
Chaque semaine, Joséphine invite ses copines à boire le café. Dame, faut bien beurdasser, boire et chanter, sinon, la vie, à quoi ça rime ? Et pour beurdasser, ça beurdasse ! On se moque d’un tel ou d’une telle, mais toujours avec cette modestie feinte, teintée d’ironie, des gens du coin. Et puis, le café appelle la goutte, la goutte appelle les mots, et les mots appellent la ritournelle. Et rien ne peut empêcher les mots de convoler et les histoires de tourner en contes et en chansons. A Pluherlin, en ce temps-là, c’est comme ça qu’on fait.
Quand Gilbert commence à enregistrer les quatre-heures des vieilles copines, il ne sait pas encore qu’il a mis le bout du nez dans un puits sans fin : l’inépuisable répertoire gallo-vannetais. Une amie de sa mère affirme connaitre plus de mille chansons ! D’autres en savent plus de trois cents. Ce n’est plus un terroir, c’est le tonneau des Danaïdes ! Les récits et les mythes universels, venus du bout du monde et du fond des âges, empruntent aussi les chemins de Pluherlin. Dame ! Y a pas de raison ! Et Gilbert n’aime pas qu’on range l’affaire à la cave, sous l’étiquette culture populaire ou chant traditionnel, juste parce qu’on ne connait pas le nom des poètes, conteurs et troubadours qui ont inventé tout ça. Ou parce qu’il y aurait, soi disant, une culture plus savante ?
Alors, Gilbert sera chanteur. Bien sûr. Mais cela ne saurait suffire. Il veut aussi garder un pied dans le monde de l’enfance. Il cherche comment entretenir le rêve tout en restant presque éveillé. La fumée de cigarette floute la réalité. D’un œil, il traque l’espace fragile de l’entre-deux. Il sait la danse en rond. Il sait le corps transcendé par l’énergie collective. Il est costaud, avec des cuisses d’acier. Alors, il s’adonne au sport. Brièvement. Juste le temps de devenir champion de Bretagne de vélo sur piste… après une longue séquence de sur-place. Adoubé psychologue pour enfants, il refuse le bureau que lui propose l’institution, préférant s’installer dans le placard à balais, sous l’escalier. Et il impose à la direction son droit à la sieste. Gilbert est devenu Gigi. Les enfants l’adorent.
On ne peut rien lui refuser.
Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, Gigi sillonne la Bretagne à bord d’un break improbable qui lui sert de chambre à coucher. Il tire de sa poche un ocarina, accroche des fleurs aux talus et des pelotes de laine dans les arbres, colle des rimes au nuage qui passe et offre aux filles de l’air un morceau d’accordéon. Sa voix roucoulante et profonde électrise les danseurs de festou-noz. Parfois en trio, avec Christian Dautel et Erik Marchand. Quand il s’agit de faire danser, Gigi ne ménage pas sa peine. Même s’il préfère garder ses distances avec un monde de plus en plus chronophage et matérialiste, il ne s’interdit pas quelques saillies. Du genre : « Faut laisser les migrants migrer, sinon ça va empêcher la Terre de tourner ». Installé à Mellionnec, en pays bretonnant, il invite ses amis à des fêtes informelles, où l’on joue à étirer le temps indéfiniment, en compagnie des Varambier, ses amis tziganes. On chante, on danse, on rit beaucoup et on s’endort pour éprouver ensemble le concept philosophique bourdinesque selon lequel, au bout du compte, « Le mou vaincra le dur ». A Mellionnec, en ce temps-là, c’est comme ça qu’on fait.
C’est là, aux sources du Scorff, que naissent Les Ours du Scorff, en compagnie de Fañch Landreau, Soïg Sibéril, Lors Jouin et Jacques-Yves Réhault. Toute une génération d’enfants vibre à l’appel de la jument Hippoline et de son poulain qui lui saute sur les reins, s’émeut du petit ravailleur qui ravaillait pendant des heures, s’amuse du vieux perroquet qui disait OK, et apprend à se débarbouiller avec trois petits ours à la rivière.
L’imagination de Gigi Bourdin donne aussi naissance à des spectacles improbables, comme l’inénarrable Opéra Kaolmoc’h, fable musicale qui réunit en 1988 la fine-fleur des musiciens bretons, ou L’Emir de Langoëlan, en 1992, vélodrame et sept étapes, où l’on retrouve l’ami Jacky Molard, Jacques Pellen, Gazman, Erik Marchand, Mona Jaouen, Ronan Suignard, Agnès Brosset et Lors Jouin. Plus récemment, dans Les taons de Langoëlan, Gilbert faisait une fois de plus la nique au taon passé, présent et futur.
A Pluherlin, en ce temps-là, c’est comme ça qu’on faisait, et Gigi Bourdin n’a jamais oublié ses premières amours : les chansons à répondre de Joséphine et de ses copines, dont beaucoup demeurent inconnues. Il creuse l’idée de leur redonner vie, avec l’aide de son complice Bertrand Dupont, quand une dernière sieste le fait passer du pays des sources au pays des ours, sans billet retour. Dans sa voiture, comme de bien entendu, après avoir fumé une dernière clope. Tout ça se passe non loin de la fameuse maison des bisous, où les gars et les filles du village se donnaient rendez-vous. En bas du chemin, comme d’habitude, le Scorff qui vient de naître frissonne dans son lit. C’est l’automne. On dirait que la vie continue. Quelques champignons soulèvent quand même leur chapeau pour saluer Gigi le chanteur qui s’est fait enchanteur afin de nous rendre la vie plus jolie.
Ses chansons n’ont pas fini de tourner dans nos têtes, comme ses mots d’esprit, son humour, sa philosophie, tout ce qui donne envie de continuer à explorer cet entre-deux qui nous relie à l’enfance et à ces petits Pluherlin plus grands que le monde. Difficile de ne pas s’imaginer retrouver l’ours, comme souvent, un peu à l’écart, un soir de fest-noz ou de concert, nous attendant dans quelque encoignure, clope au bec, pour nous souffler un trait d’humour, comme cette fois où, mine de rien, il nous a dit : « Sur ma tombe, je voudrais qu’on grave juste ça : Ici gît Gigi ». Comme quoi, même si on le dit en voie de disparition dans nos contrées, l’ours reste un animal indispensable pour faire sortir la poésie de sa tanière.
Gérard Alle est écrivain vivant en Bretagne depuis 1973
Discographie :
1982 : Chants à danser de Haute-Bretagne, Gilbert Bourdin – Christian Dautel – Erik Marchand, éd. Dastum
1985 : Chants à répondre de Haute-Bretagne, Gilbert Bourdin – Christian Dautel – Erik Marchand, éd. Le Chasse-Marée
1998 : Grandes complaintes de Haute Bretagne, éd. Armen
Avec les Ours du Scorff :
1994 : Gigi Bourdin et la Rouchta, éd. Coop Breizh
1995 : La Maison des Bisous, éd. Keltia Musique
1998 : Le Grand Bal, éd. Keltia Musique
Le restaurant du ver luisant, livre, éd. Coop Breizh
2000 : Le retour d’Oné, éd. Keltia Musique
2002 : Le plus mieux, éd. Keltia Musique
2005 : La bonne pêche, éd. Keltia Musique
Double CD : La maison des bisous + Le grand bal
2013 : Les Ours du Scorff vs Les Ânes de Bretagne, éd. Innacor